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Hommages à Marie-Claire

Marie-Claire Kerbrat, professeur de Lettres dans les classes préparatoires EC1/EC2 et PTSI/PT du lycée Touchard, vient de s'éteindre ce mardi soir 16 décembre à l'Hôpital de la Pitié à Paris, en présence de son mari Serge Le Diraison – auquel elle avait succédé sur ce poste d'enseignement. La maladie qui l'emporte s'était déclarée en décembre 2005, il y a tout juste trois ans, et l'avait contrainte à interrompre son activité. Malgré les efforts des médecins et des soignants qui, avec un grand dévouement, se sont occupés d'elle durant ces trois années d'abord au Mans puis à Paris, la maladie n'a jamais lâché prise. Marie-Claire a vécu ces trois années avec une grande force d'âme, sans cesser d'exprimer sa gratitude envers tous ceux et toutes celles qui l'ont entourée.

Loïc De Kérimel

Gratitude

St-Benoît dans le Vieux-Mans, lundi 22 décembre 2008

Marie-Claire,

Il y a de cela pas tout à fait quinze jours, dans cette chambre d’hôpital que tu n’auras quittée que pour venir reposer ici, parmi nous, lorsque, Serge à tes côtés, tu nous parlais, en pleine conscience et confiance, de ce qui se préparait et de la manière dont tu désirais que soit vécu ce moment du dernier adieu, cet aujourd’hui de ton absence, tu as souhaité qu’un seul mot résume ce qui aurait à être dit : gratitude.

Gratitude pour tout et pour tous :

gratitude pour tout, c’est-à-dire pour la vie, pour la vie du début jusqu’à la fin, ces trois dernières années de maladie comprises donc, mais aussi et surtout pour ce milieu de votre vie, Serge et toi, où, par la grâce de la rencontre et la conversion à l’amour, la vie a pour toujours trouvé son centre de gravité, son amarre ;

gratitude pour tous et pour chacun en particulier, avant tout, donc, pour le tout premier, le tout proche, celui dans les bras duquel, la flamme, veillée au long des jours et des nuits, s’est finalement doucement éteinte mardi soir dernier ; gratitude pour chacun des tiens, pour ces liens du sang, pour ton frère et tes trois soeurs, tes neveux et nièces, et gratitude toute particulière pour ce lien de vie, pour ce don, ces dons du frère, du petit frère, dont tu aurais tellement voulu que ton sang à toi les reçoivent, les honorent, de crainte que le donneur en vienne à s’imaginer ne pas avoir suffisamment donné ;

gratitude pour les médecins et les soignants, pour le professionalisme de leurs gestes et l’humanité de leur présence et de leur attention ;

gratitude pour les amis de la vie et du métier, les anciens et les nouveaux, les jeunes et les plus âgés, les sérieux et les facétieux, les grands et les simples, tous ceux dont les gestes ou les paroles ont émaillé les longs jours de ta longue patience.

Gratitude sans ombre, jaillie de ce profond regard bleu, de ce beau visage que la maladie avait rendu tout entier transparent à la force intérieure qui te faisait vivre et supporter la souffrance. Gratitude sans limite qui t’a fait dire, dans les derniers jours, que tu vivais « une drôle d’expérience, très triste et en même temps joyeuse ».

Drôle d’expérience en effet et à un autre titre. Nous qui, souvent, ces dernières années, n’avons pu approcher de toi qu’en revêtant, par précaution, d’inhabituels déguisements, quand ce n’était pas en restant de l’autre côté d’une vitre de chambre stérile, c’est en réalité toi qui nous contaminais. Contagion de la gratitude. En même temps que la tristesse et l’amertume, qui peuvent laisser sans voix, mais plus profondément qu’elles, il y a ce chemin que tu ouvres sous nos pas, sur lequel nous nous trouvons embarqués comme à notre corps défendant et dont tu nous assures que c’est un chemin de joie. À te suivre, il y a donc une méthode de la gratitude, plus exactement, comme on le dit par exemple pour le rythme ou la capacité à s’orienter, un sens de la gratitude : une disposition certes mais qui non seulement s’entretient, se cultive, s’affine, mais aussi se transmet, s’acquiert, s’exporte.

Voici un extrait de la lettre que tu faisais remettre, il y a trois ans, en janvier 2006, à ces étudiants de EC que nous avions en commun à l’époque (et dont certains, tout à l’heure, viendront ici dire leur témoignage) : « Une maladie assez ennuyeuse ne me permet pas de continuer avec vous le travail entrepris. J’en suis désolée, parce que vous étiez ma classe préférée (ne le dites pas aux autres) […]. Mais […] je ne me fais […] pas trop de soucis pour vous. Je vous souhaite de donner le meilleur de vous-mêmes aux concours, mais aussi et surtout de ne pas oublier que ce qui compte vraiment, ce n’est pas ce type de réussite. C’est, je m’en rends compte clairement tous les jours, (sans négliger bien sûr la compétence des médecins), l’amour, l’amitié, la gentillesse de ceux qui m’entourent, le « commerce des livres » comme disait Montaigne, et le « commerce des CD » qu’il eût jugé merveilleux. J’apprécie tout cela avec gratitude et reste fidèle à ma devise : « le pire n’est jamais sûr » […]. Et la vie est belle évidemment […]. » Et tu ajoutais en post-scriptum : « Il est très utile de donner du sang et, même, ce qui est un peu plus compliqué, des plaquettes. Renseignez-vous, parlez-en autour de vous. Depuis presque un mois, je ne tiens que grâce aux transfusions. Merci aux donneurs ! »

Sens de la gratitude.

Gratitude : « merci aux donneurs ». Sens de la gratitude : devenez donneur à votre tour. Devenir donneur à son tour est comme naturel dans le voisinage et la fréquentation de ceux et celles qui, comme toi, savent tout simplement recevoir. Savoir recevoir : non pas au sens second de ceux qui savent, comme on dit bizarrement, « donner une réception » (ce qui, dans le monde, est, souvent, une manière d’obliger, et, sous peine d’excommunication, d’exiger un rendu), mais savoir recevoir au tout premier sens : savoir mettre les autres dans cette disposition qui leur permet de donner non tant ce qu’ils ont que ce qu’ils sont, de donner donc le meilleur d’eux-mêmes, ce meilleur d’eux-mêmes qui est tout simplement eux-mêmes.

Gratitude : « le pire n’est jamais sûr […], la vie est belle évidemment ». Sens de la gratitude : le stoïcisme, ton stoïcisme. Nous nous souvenons avec émotion de la Pentecôte dernière : une accumulation de mauvaises nouvelles sur ta maladie t’a fait verser quelques larmes et dire : « mon stoïcisme a du plomb dans l’aile ». Mais c’est ce qu’il y a de profondément émouvant, c’est-à-dire de remuant et de motivant à la fois, pour les apprentis stoïciens que nous sommes et que ton voisinage a aiguillonnés et très doucement encouragés : « vouloir », comme dit Epictète, « que les choses arrivent non comme je veux, mais comme elles arrivent », cela, tes larmes le rendait profondément désirable. Au lieu de la forteresse imprenable et hautaine du stoïcisme de l’école, ton stoïcisme à toi a été un chemin sur lequel, assurée de la justesse du but, tu sollicitais la compagnie des autres.

Gratitude : « Montaigne ». Sens de la gratitude : le commerce des livres, la littérature et l’art. Montaigne est ton philosophe. Montaigne pour la vie : « Mon métier et mon art, c’est vivre » (De l’exercitation). Montaigne pour le sens de la vie : « Toute autre science est dommageable à celui qui n’a la science de la bonté » (Du pédantisme). Montaigne pour l’universel décentrement : « J’en rabats beaucoup de notre présomption, et me démets volontiers de cette royauté imaginaire qu’on nous donne sur les autres créatures. [… Il y a] un certain respect, qui nous attache, et un général devoir d’humanité, non aux bêtes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mêmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la bénignité aux autres créatures, qui en peuvent être capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle » (De la cruauté). Montaigne donc, plutôt que le rude et raide Pascal, sur lequel nous avons ensemble passablement travaillé. Pascal, dont, au début de ta maladie, tu t’es moquée : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre », dit-il, à quoi ta situation – à l’isolement dans une chambre stérile – te faisait évidemment penser. « Pas d’accord, protestais-tu, on peut à condition de ne pas s’y sentir seul ! ». Pascal encore : « un roi sans divertissement est un homme plein de misères ». Et toi, émue des cadeaux qui te parvenaient, tu te plaisais à broder : « une femme ayant quelques misères, si on l’en divertit par des cadeaux choisis avec attention, est heureuse comme une reine ! » Plus largement, le sens de la gratitude se fait littérature et art – ton métier. Littérature et art, comme ce qui dispose à l’amour du monde et de la vie. Je ne peux pas dire ici les profondes émotions et les enthousiasmes définitifs éprouvés à la découverte de ces quelques auteurs (Russel Banks, Philip Roth, Henry James, Amos Oz, etc.) qu’avec un sens du moment et, pour l’un d’eux au moins, depuis ta chambre d’hôpital, tu as placés sur mon, sur notre chemin. Que ne diront donc pas, alors, tous ceux qui ont été tes étudiants. C’est à eux que tu t’adresses quand, à la toute fin de ton livre sur l’héroïsme, tu notes ceci : « la littérature n’offre pas seulement le rêve ni l’évasion, elle influe aussi sur notre rapport au réel. En l’occurrence, les héros fictifs dont nous admirons l’héroïsme ne sont pas seulement ou pas vraiment des modèles. Nous nous efforçons sans doute moins de leur ressembler que de découvrir leurs semblables dans la réalité : la littérature nous apprend à les y reconnaître comme tels, donc à les admirer, avec gratitude » (p. 164). Gratitude encore, gratitude toujours. Et tu avais les larmes aux yeux quand tu leur lisais, au XXIV° chant de l’Iliade, la supplique du vieux Priam venu réclamer à Achille le corps de son fils.

Tu nous signifies donc que, de multiples manières, le sens de la gratitude s’acquiert, se cultive et se transmet. Alors, pour peu que l’on ait compris que c’est sur ce terrain-là, et sur aucun autre, que s’apprécie vraiment la réussite d’une vie, alors la vie est vivante et vivante jusqu’à la mort. Vivre jusqu’à la mort, c’est-à-dire jusqu’au dernier moment et vivre jusqu’à la mort, c’est-à-dire y compris la mort. « La mort est une action » nous disait récemment une amie qui venait d’accompagner sa mère dans l’ultime du vivre. Quelle action donc ? Un souvenir a resurgi ces derniers jours. Accompagnant nos étudiants pour une matinée de visite à l’ESCP, nous avions réservé l’après-midi pour le musée d’Orsay. Délaissant un moment nos jeunes gens, tu m’avais proposé une sorte de visite privée, une visite selon ton goût. Au milieu de celle-ci tu t’es un moment arrêtée devant un Monet : un simple paysage d’hiver, une campagne engourdie, recouverte de neige, une lumière fraîche et douce, multipliant les ombres rasantes, et sur le haut d’une pauvre barrière, à gauche, dans le léger contre-jour, un concentré de vie, dense et fragile à la fois : une pie. Alors, légèrement en retrait, tu as simplement dit : « Serge aime beaucoup ce tableau ». Comme si parler soi-même à la première personne, imposer son point de vue propre sur ce qu’évidemment l’on juge soi-même admirable, était risquer de faire obstacle à la venue de l’admiration. Pour inviter à l’admiration, à la gratitude : passer par l’autre, ne pas se réclamer de soi mais de l’aimé. Pour donner le sens de la gratitude, pour inviter à rejoindre la vie là où elle est la plus vivante, la plus ressourçante : s’effacer. Patienter, au sens profondément actif de ce verbe : pratiquer la vertu du patient, qui est la vertu du passeur.

Alors, Marie-Claire, toi la patiente admirable, dans ces moments d’avant mourir, tu as su, aux côtés de Serge, « mobiliser les ressources les plus profondes de la vie dans la venue à la lumière de l’Essentiel » – la formule est de Ricoeur (Vivant jusqu’à la mort, p. 42-47), qui s’interroge sur ce qui est partagé en de pareils moments : « Partage de quoi ? ». Et il répond : « du mouvement de transcendance – transcendance immanente, ô paradoxe –, de transcendance intime de l’Essentiel, déchirant les voiles des codes du religieux confessionnel. »

Survivre est d’ordinaire moins que vivre. Mais ces survivants que nous sommes du fait de ta mort, du fait de ta mort dans « la lumière de l’Essentiel », leur survie n’est plus une diminution de vie. Il est des moments – ô paradoxe – où, comme surabonder pour abonder, survivre devient le superlatif de vivre. Gratitude, Marie-Claire, pour la vie augmentée, pour la vie fécondée. Oui, un seul mot : gratitude.

Loïc de Kerimel

Mes derniers instants avec Marie-Claire

Merveilleux cadeaux (Dimanche 14 décembre 2008)

Marie-Claire

Tes grands yeux bleus étonnés

Avides de savoir où tu vas

Voyagent déjà vers ces continents inexplorés

Tu n’as plus peur de l’inconnu tant de fois repoussé

Peur enfouie dans ta chair

Dans ton corps déchiré entre terre et ciel

Tes grands yeux bleus apaisés

Annoncent la fin de la résistance et des combats épiques

L’âme s’exprime, circule, folâtre et batifole

Tu souris

«  Et comment vont les enfants ? »

Tes grands yeux gris inquiets interrogent

Tu flottes entre le visible et l’invisible

Douceur de ton visage qui tout à coup s’éclaire

L’inconnu de toi s’apprête à naître

L’invisible s’impatiente d’être vu

Le vivant veut sortir

Rien ne peut plus l’arrêter

L’espace t’appelle

Tes grands yeux bleus sont ouverts sur de nouveaux paysages

Sereine tu t’embarques pour la traversée redoutée

Tu t’abandonnes légère et diaphane à la caresse de ton front reposé

Tes traits s’illuminent dans ce face à toi

Tu es devenue rayonnement d’amour

Nicole Anquetil, 20 décembre 2008

Hommage d'anciens élèves

Cérémonie d’hommage à Marie-Claire Kerbrat, le 22 décembre 2008 en l’Eglise Saint-Benoît du Vieux Mans.

Pour beaucoup d'entre vous, elle était Marie-Claire. Pour nous, ses anciens élèves, elle était avant tout Madame Kerbrat, notre professeure. Une professeure qui nous a d'abord surpris par sa silhouette menue et élégante, qui renfermait une détermination et une énergie peu communes. Ses cours étaient en effet toujours vivants, et animés par son envie de nous voir en être les acteurs. Chacun était ainsi encouragé à participer à un débat, qu'elle utilisait habilement pour enrichir son cours, et que nous prenions plaisir à prolonger au-delà. Elle adorait nous faire partager des anecdotes, toujours racontées avec un humour subtil et un franc-parler qui a pu en étonner plus d'un en colle de culture général. Mais c'est surtout sa passion qui nous a marqués et que l'on ressentait, à chaque cours, dans sa volonté de nous transmettre ce qui lui tenait à cœur.

La littérature, évidemment, mais également la peinture, le cinéma, la musique. Ou plutôt devrions nous dire les littératures, les peintures, les cinémas et les musiques, tant elle nous a montré son ouverture : de Harry Potter à Montaigne, de Spike Lee aux débuts d'Hitchcock, de l'opéra au jazz… Elle avouait se reconnaître dans la conception d'Antigone d'un bonheur plein et entier, prenant sa source dans les grandes idées. Mais elle n'oubliait pas pour autant de “grignoter” les petits bonheurs de la vie. Pour elle, c'était les roses anglaises, les thés délicats, les sonorités de l'italien, les cafés parisiens, les voyages, les randonnées, la mode, la cuisine, les petites salles de cinéma, l'écoute du “Masque et la plume” ou de “Finkie” le samedi matin à la radio… Dans le récit de ces bonheurs partagés transparaissaient aussi sa complicité avec son mari, et leur admiration mutuelle.

Cette passion pour la vie, elle nous l'a particulièrement montrée après son départ de la classe, moment à partir duquel, derrière Madame Kerbrat, nous avons découvert Marie-Claire. Nos liens se sont renforcés, au fil des échanges épistolaires jusqu'à l'invitation de toute la classe chez elle. C'est à l'occasion de cette belle soirée qu'elle nous a dévoilé sa grande générosité, que nous avions déjà mesurée par ses attentions à notre égard en classe. Nous avons également pu admirer sa force face à la maladie. Elle s'est battue pour sa vision de la vie et l'espoir de retrouver son idéal de bonheur.

C'est la plus belle leçon qu'elle nous a offerte, celle qui, plus que toute autre, restera dans nos mémoires et contribuera à notre construction individuelle. Nous sommes tristes aujourd'hui, et empreints de la nostalgie des moments passés avec elle. Mais nous sommes conscients de notre chance de l'avoir connue, et reconnaissants de cette extraordinaire leçon de vie qu'elle nous a donnée. D'une certaine façon, c'est maintenant dans nos choix, dans nos actes d'hommes et de femmes, qu'elle continuera à vivre.

Émilie Dangremont, Louise Dumay, Marion Jousse, François Leneutre
Au nom des anciens élèves de Marie-Claire Kerbrat de la classe préparatoire EC au Lycée Gabriel Touchard.

marieclaire.txt · Dernière modification : 2020/05/10 20:48 de 127.0.0.1